Source: http://www.sen360.fr/people/cannabis-la ... 94745.html
Jamie Perino incarne une nouvelle version du rêve américain. Comme d'autres au Far West, cette agricultrice new age a investi dans l'herbe. Si le gouvernement fédéral n'a pas abandonné sa «"?guerre à la drogue"?», une vingtaine d'Etats autorisent les prescriptions médicales de marijuana. Quatre d'entre eux ont levé l'ultime barrière, légalisant son «"?usage récréatif"?» pour les adultes. Alors que le débat est relancé en France, Paris Match s'est rendu au Colorado. Où, pour les entrepreneurs, ça plane.
Juchée sur ses talons hauts, apprêtée comme une héroïne de série, Jamie Perino n'a rien d'une trafiquante de drogue. Euflora, sa boutique située sur la 16e"¯Rue, l'une des artères commerçantes les plus chics et les plus passantes de Denver, ressemble à un Apple Store. Sur des tables de bois noir, des pots de cannabis sont posés entre les iPad. Il y en a pour tous les goûts. Le Sativa «"?Cindy Dom"?» relaxe le corps et l'esprit, «"?recommandé pour le soir"?»"?; le «"?Purple Urkle"?» provoque «"?l'euphorie"?» mais peut aussi servir d'antidote à «"?la migraine, à l'anxiété et à l'insomnie"?». Tout est expliqué sur les écrans tactiles"?: l'origine comme la concentration en cannabinoïde - l'agent qui fait rigoler. Jamie a pensé à tout. «"?Acheter du cannabis peut être intimidant, explique-t-elle. Ces tablettes permettent au client de se renseigner avant de demander conseil au vendeur."?» Et aussi, ajoute-t-elle, de «"?démystifier l'achat"?», légal au Colorado depuis le 1er"¯janvier 2014.
Jamie est tombée dans la marijuana par hasard. «"?C'est la meilleure décision que j'ai prise de toute ma vie"?», assure-t-elle. Elle l'a pourtant longtemps cachée à sa famille. «"?As-tu quelque chose à m'avouer, une s?ur jumelle diabolique que je ne connaîtrais pas"??"?» lui a un jour demandé sa mère. Cette femme, qui bosse pour un shérif du Wyoming avait découvert dans la presse l'ouverture du magasin de la 16e"¯Rue. Jusque-là , elle croyait que sa fille était responsable des ventes dans une société de commerce de salles de bains haut de gamme. Ce qui avait été le cas jusqu'à la récession de 2008. C'est un dénommé Pepe, un copain, qui lui propose alors d'investir dans la dope. Elle fait son étude de marché, compte ses économies?
Jamie, Pepe et leurs amis vont lever un capital de 1"¯million de dollars. De quoi construire une serre, dans une zone industrielle située non loin de l'aéroport de Denver. C'est là qu'elle cultive. A l'extérieur, ça sent le pétard à plein nez. Un parfum évacué par de puissants ventilateurs qui font un boucan d'enfer. A l'intérieur, on pourrait presque manger par terre. Munis de badges certifiés par l'Etat du Colorado, des Mexicains s'activent autour d'une table pour extraire le nectar qui va faire planer les clients. Jamie est très fière de son «"?mur aquatique"?», qui humidifie les plantes, et de «"?la salle de clonage"?» où David, son horticulteur, taille les feuilles avec la patience et la précision d'un artisan. «"?C'est une tâche essentielle pour la réussite d'un bon joint"?», nous explique-t-il très sérieusement.
Denver fut fondé en"¯1858, à l'époque de la ruée vers l'or à l'ouest du Kansas. C'est à présent un autre genre d'eldorado, classé numéro un dans le hit-parade des villes où il fait bon vivre, selon le magazine «"?U.S. News & World Report"?». Le taux de chômage y est de 2,9"?% (contre 5"?% au niveau national) et la criminalité, quasiment absente. Depuis la légalisation, l'endroit est en plein boom. L'agglomération est hérissée de grues. L'immobilier explose. Le tourisme aussi. Certes, le site est entouré de jolies montagnes enneigées? mais il n'y a pas que ça qui attire les touristes. D'après une étude récente, 49 % d'entre eux font le déplacement pour le cannabis en vente libre. Le mois dernier, d'ailleurs, les hôtels et les bars étaient bourrés à craquer. Les amateurs du monde entier s'y réunissaient pour la «"?sainte marijuana"?», célébrée le 20"¯avril, jour de ralliement des pionniers dans les années 1970, pour des raisons qui restent fumeuses?
Mais on est aussi loin de l'époque Peace and Love que du temps où les martyrs chrétiens se faisaient dévorer par les lions. Fini, la guitare et les cheveux longs, vive le capitalisme"?! Beaucoup d'exploitants affirment ne jamais se rouler de joints. Chez les Williams, Pete, l'inspirateur de la société Medicine Man, est dans ce contexte, un original. Esthète de la fumette, membre actif de la culture underground libertaire de Denver, il est l'expert de la famille. Quand la perspective de légalisation s'est profilée, son frère, Andy, un entrepreneur qui cherchait depuis longtemps à faire fortune, a senti dans l'odeur de la marie-jeanne autre chose qu'une fumée enivrante. Tout le clan s'est mobilisé. Michelle, la mère, infirmière retraitée, a misé ses 15"?000"¯dollars en tremblant. «"?C'était risqué de sa part. A l'époque, en 2009, nous ignorions si nous n'allions pas finir en prison"?», témoigne Sally, la fille aînée, P-DG de la société. Aujourd'hui, Pete peut être fier de son bilan. La boîte est en pleine expansion, avec 70 salariés et un chiffre d'affaires de 18"¯millions de dollars l'an dernier.
Bob Eschino, lui, est entré dans le business grâce à Susan, sa grand-mère. Elle souffrait horriblement, la seule chose qui la soulageait, c'étaient les recettes que lui préparait son petit-fils, jusqu'à sa mort, en 2012, à l'âge de 93"¯ans. Toutes au cannabis. Cela, Bob s'en est toujours souvenu. Propriétaire d'une petite entreprise d'emballage, il décide de se lancer à son tour et s'associe à l'un de ses clients, Rick Scarpello, propriétaire d'une pâtisserie industrielle. Ils créent leur marque, Incredibles, pour «"?incroyables"?» et «"?comestibles"?». Avec une spécialité"?: la barre de chocolat au cannabis. Un marché d'avenir. Ils embauchent Josh, un chef pâtissier à la barbe tressée, et Derek, qui soigne son mal de dos à la majiruana depuis vingt ans. Miracle"?! Bob est aujourd'hui le numéro un du secteur, à la tête d'une PME florissante de 50 salariés.
Né en Virginie, pas loin d'une base militaire où l'on ne rigolait pas avec la drogue, Isaac Dietrich, 24"¯ans, a déménagé à Denver pour développer Massroots, le Facebook du cannabis. Personne n'a oublié qu'ici, à l'époque de la ruée vers l'or, ce sont les marchands de pelles qui gagnaient à tous les coups. Son idée"?: créer un réseau social sur lequel les aficionados peuvent échanger des informations sans risquer d'être dérangés. «"?Je ne veux pas que ma grand-mère tombe sur le genre de pipes que j'utilise"?», sourit-il. Le problème d'Isaac, dans la vie, c'est qu'il est très «"?introverti"?»? «"?Ainsi, avant cette interview, nous dit-il, j'ai pris un bon joint. Maintenant, je suis ravi de vous parler."?» Comme bon nombre de ses amis, il vote Bernie Sanders, non pas parce qu'il est le candidat de l'ultra-gauche américaine à la présidentielle de 2016, mais parce qu'il s'est prononcé en faveur de la légalisation du cannabis. Isaac est avant tout un homme d'affaires. Sa fierté"?: avoir gagné contre Apple, qui avait banni son application au motif que le cannabis n'était pas légal au plan fédéral. Massroots, précise-t-il, vaut 60"¯millions de dollars, selon la dernière évaluation financière. Il en possède 37"?% en nom propre, ce qui signifie qu'il est assis sur un magot d'au moins 20"¯millions de dollars"?! Et ce n'est pas fini. Isaac vise le Nasdaq, la Bourse des start-up. Pourtant, affirme-t-il, il n'a pas créé Massroots par pur mercantilisme mais pour «"?le bien de l'humanité"?». Izzy, l'une de ses internautes les plus actives, a déjà 58"?000 «"?amis"?» sur son site. Assistante, elle dépense 600"¯euros par mois pour son cannabis qui, dit-elle, lui a «"?sauvé la vie"?»?
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La déferlante a néanmoins ses opposants. Tel Bob Doyle, de l'association Better Way Colorado. «"?La légalisation provoque une hausse de la consommation, surtout chez les jeunes, assure-t-il. Il va se produire exactement la même chose que sur le marché du tabac"?: tout va être fait pour créer des habitudes et des addictions. C'est la logique de la commercialisation. Les tenants de la légalisation sont des charlatans"?: ils parlent de justice sociale alors qu'ils veulent avant tout faire de l'argent."?» La bérézina que Bob Doyle annonce ne s'est, pour l'instant, pas produite. Un rapport publié par le département de la santé publique du Colorado, le 18"¯avril, constatait que la libéralisation n'a pas engendré de flambée de suicides ni d'augmentation des accidents de la route. En revanche, on note une petite hausse du nombre de patients aux urgences. S'il faut faire des gros titres, ce sera plutôt avec ce nouveau marché, tellement il est énorme"?! Il aurait créé 20 000 emplois. L'argent coule à flots dans les caisses de l'Etat. L'an dernier, les taxes prélevées sur le cannabis ont rapporté 100"¯millions de dollars. Le Pueblo County, l'un des comtés de l'Etat, a décidé d'utiliser cette manne pour financer des écoles, des centres de sport et? des programmes de prévention contre le cannabis.
Et ce n'est pas fini. Le 8"¯novembre, cinq autres Etats - dont l'énorme Californie - vont probablement, par référendum, légaliser eux aussi l'usage récréatif du cannabis. Ils sont vingt déjà à autoriser son usage médical. «"?Dans la mesure où la majorité de la population américaine aura opté pour la légalisation, ce sera difficile de maintenir la prohibition dans le reste du pays. Washington devra intervenir et l'abolir au niveau fédéral peut-être dès l'an prochain"?», pronostique l'avocat Brian Vicente, l'un des artisans de l'amendement 64 qui, au Colorado, a permis la vente libre. Le Dakota du Nord et l'Oklahoma, qui n'hésitent pas à envoyer en prison les consommateurs, même les plus modestes, devront donc revoir leur copie. A terme, on parle d'un marché de 100"¯milliards de dollars. Brian Vicente prévoit une évolution proche de celle qui a prévalu dans le secteur de l'alcool. «"?Des géants émergeront. On aura de nouveaux milliardaires"?», annonce-t-il. Et Jamie Perino, dans son magasin de la 16e Rue à Denver, a bien l'intention d'en être.