«Les drogues font beaucoup plus de mal en restant clandestines» (Libération) (03/12/04 00:51)
«Les drogues font beaucoup plus de mal en restant clandestines»
Jim P. Gray est juge dans le comté d'Orange (Californie). Il a été candidat
malheureux au Sénat des Etats-Unis le 2 novembre.
http://judgegray2004.comPar A.Au
jeudi 25 novembre 2004 (Liberation.fr - 16:44)
Quand avez-vous été pour la première fois impliqué dans la guerre à la drogue?
J'ai d'abord été procureur puis avocat dans la marine. Je suis ensuite
devenu procureur à Los Angeles puis juge dans le comté d'Orange. Je me suis
d'abord considéré comme un soldat de la «guerre à la drogue», mais en fait
j'acceptais cette idée de guerre sans trop y réfléchir.
Qu'est-ce qui vous fait changer d'avis?
C'est d'assister au fil des jours à toutes les poursuites douteuses dans
mon propre tribunal. Nous ne faisions que de l'abattage, sans aider qui que
soit ou sans régler quoi que ce soit. Et personne ne parlait de ça. Alors,
comme j'étais un juge conservateur dans un comté conservateur, que je
n'avais usé d'aucune sorte de drogues illicites mais que j'avais observé le
système judiciaire dont j'étais moi-même un rouage, j'ai décidé que je
faisais partie des mieux placés pour engager une discussion honnête sur le
sujet.
Quelle a été la réaction de vos collègues?
Ils ont majoritairement approuvé, ou ont gardé le silence. Notre shérif et
notre procureur on fait part de leur indignation, et un juge ou deux ont
émis des critiques publiques. Mais la plupart des membres du«système» ont
gardé le silence. Quoi qu'il en soit, depuis que j'ai pour la première fois
abordé ce problème en 1992, des gens de plus en plus nombreux m'ont confié
que notre politique actuelle ne marchait tout simplement pas et devait être
réévaluée. Mais la plupart des juges ne s'expriment pas en public sur ce
sujet.
Certains avancent qu'il y a déjà assez de problèmes avec le tabac et
l'alcool pour ne pas en rajouterŠ
Au moins, avec le tabac et l'alcool, nous n'avons plus de problèmes de
gangsters ou de crimes commis par les usagers pour pouvoir se procurer des
produits dont les prix ont été artificiellement gonflés. Plus de problèmes
d'impuretés ou de concentration inconnue. Quand on considère les drogues
illicites, les problèmes liés à l'argent dépassent largement le problème
des drogues elles-mêmes.
Pourquoi les Américains s'accrochent-ils à une stratégie si répressive?
Les Américains voient dans l'abus de drogues un «test de moralité». Si les
gens ratent ce test, nous les mettons en prison. Les Européens, et de plus
en plus les Canadiens, sont plus sophistiqués dans leur approche. Ils
réalisent que nous avons à faire à des questions médicales. Pourquoi alors
devrions-nous rendre ces pratiques clandestines? De plus, si l'on considère
la disponibilité actuelle des drogues illicites (nous ne pouvons même pas
les empêcher de rentrer dans nos prisons, alors comment pouvons-nous
raisonnablement espérer les bannir de nos rues, de nos villes et
villages?), elles font beaucoup plus de mal en restant clandestines.
Résultat, les pays européens considèrent de plus en plus les problèmes
d'usage de drogues comme une question médicale et se concentrent sur la
responsabilité individuelle: si quelqu'un conduit une voiture sous
l'influence d'une drogue illicite, c'est un problème judiciaire parce que
cette action affecte la sécurité des autres.
Qui profite réellement de la guerre à la drogue ?
Lors de ma récente campagne pour le Sénat, on m'a souvent posé cette
question. Les bénéficiaires sont pour moi au nombre de cinq. 1) Les gros
trafiquants qui tirent chaque année des milliards de dollars de ce
commerce, et ce hors taxe. 2) Les employés du gouvernement qui sont payés
grâce à nos impôts pour combattre ces trafiquants. 3) Les politiciens qui
sont élus et réélus grâce à un discours musclé sur les drogues - pas
intelligent, musclé. 4) Les employés du secteur privé qui profitent de la
hausse de la criminalité, comme ceux qui construisent les prisons et y
travaillent ou ceux qui fabriquent ou vendent des systèmes d'alarme.5) Les
terroristes du monde entier, puisqu'ils se financent presque tous grâce au
trafic de drogues. Ce qui fait de la prohibition des drogues la poule aux
¦ufs d'or du terrorisme.
Regrettez-vous d'avoir pris part à cette guerre ?
Non. J'ai fait ce que je pensais être juste à l'époque. Et je respecte
toujours la loi. Mais je n'ai pas à le faire en silence. J'ai écrit un
livre sur le sujet («Pourquoi notre législation sur les drogues a échoué et
que pouvons-nous y changer. Une mise en cause judiciaire de la guerre à la
drogue» - Temple University, 2001). Si mon livre permet d'approfondir la
discussion sur ce sujet crucial, j'aurais le sentiment d'avoir aidé à
changer cette politique sans espoir.
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