Liberation 09 06 03
Le Pr Roques répond aux sénateurs qui critiquent son rapport sur la dangerosité des drogues: «Qu'on interdise aussi l'alcool !»
Par Matthieu ECOIFFIER
lundi 09 juin 2003
Le rapport sur «La dangerosité des drogues», rédigé sous la direction du Pr Bernard Roques, neurobiologiste, a été vivement mis en cause la semaine dernière par la Commission d'enquête sur les drogues du Sénat. Ses membres accusent la presse et le gouvernement socialiste d'avoir banalisé le cannabis, notamment par une lecture fallacieuse de ses travaux. Il réagit pour Libération.
Le cannabis est-il moins dangereux que l'alcool ?
Notre mission, définie par Bernard Kouchner (alors secrétaire d'Etat à la Santé, ndlr), était de comparer la dangerosité des différents psychotropes, y compris le tabac et l'alcool. Et ce, à partir de trois critères : la dangerosité neurologique et comportementale, la dangerosité à l'égard des autres, et celle, plus générale, concernant l'impact en terme de santé publique. Si l'on cumule ces trois critères, on aboutit à un classement qui place l'alcool dans la première catégorie (la plus dangereuse) et le cannabis dans la dernière, avec le tabac entre les deux. Ces conclusions font consensus parmi les médecins et scientifiques du monde entier. Le vrai choc, c'est que, pour la première fois, on disait en France que l'abus d'alcool pouvait avoir une très forte dangerosité, notamment neurotoxique. Nous ajoutions que tous les psychotropes «à risque d'abus» étaient dangereux et susceptibles de conduire à des dépendances. Il va de soi que les associer ne fait qu'augmenter le risque, mais ce n'est pas le fait de les comparer qui incite à une telle pratique.
Pour le Sénat et l'Académie de médecine, les troubles du comportement induits par le cannabis constitueraient les «premiers signes» de sa neurotoxicité...
C'est une interprétation erronée. La neurotoxicité, c'est une destruction irréversible des neurones dans le cerveau. Le crack, l'alcool et probablement l'ecstasy ont une neurotoxicité irréversible. Pas le cannabis, l'héroïne et les médicaments tranquillisants, antidépresseurs. C'est un fait. Cela n'exclut évidemment pas qu'ils modifient les comportements !
Selon les sénateurs ou le ministre de l'Intérieur, le joint actuel, dix fois plus concentré que celui de 1968, n'est plus une drogue douce...
Sur le plan neurobiologique comme sur celui des pratiques, cela n'a pas de sens. Ce que les gens ne savent pas, c'est que le cannabis est euphorique à petites doses, mais «disphorique» à hautes doses : fortement concentré en principe actif (THC), il peut provoquer des hallucinations, de l'anxiété, voire de la paranoïa. Avec parfois un flash-back de ces effets violents et négatifs quel-ques jours après. La plupart de ceux qui en font l'expérience, notamment les jeunes qui fument leur premier joint, n'y reviennent heureusement pas. Je ne dis pas qu'il faut fumer du cannabis concentré ou non , mais il ne faut pas le diaboliser, sinon on va perdre toute crédibilité vis-à-vis des jeunes. Ils vont se sentir injustement visés et se fermer à tout message de prévention.
Pourquoi une telle croisade pour sauver les jeunes de ce «poison» ?
Les termes employés me semblent excessifs. Que le Sénat adopte ce discours moralisateur sans parler du tout d'alcool est scandaleux. Si l'on veut mettre la France dans une bulle sans drogues, qu'on interdise aussi l'alcool ! La majorité dénonce le fléau du cannabis tout en rétablissant le privilège des bouilleurs de cru, en revenant à la séparation artificielle entre drogues licites et illicites, en ne parlant plus d'alcool. Dans les publicités, à la radio, les messages du type «l'abus d'alcool est nuisible» ont été minimisés et le lobby alcoolier jouit à nouveau d'une grande tolérance.
Quelles sont les solutions pour contenir la consommation de cannabis ?
La «surconsommation» de cannabis observée en France ces dernières années provient du retard pris par rapport à nos voisins. Partout, elle a atteint un palier. A partir de nos travaux, de l'expertise collective de l'Inserm et du rapport européen publié à Bruxelles en 2002, les sénateurs canadiens viennent de prendre une position radicalement opposée à celle des Français. Ils prônent une libéralisation du cannabis, comme elle existe dans plusieurs pays européens. Je n'en suis pas partisan et je plaide pour le système d'amendes souhaité par Bernard Kouchner et repris à leur compte par les sénateurs. Pour la première interpellation, ils proposent ainsi une simple contravention. Le problème, c'est que la récidive resterait passible de centres fermés qu'il faudrait mettre en place. Avec quels médecins ? Toutes les politiques répressives ont échoué, même aux Etats-Unis. Seules les politiques préventives donnent des résultats, comme c'est le cas en Grande-Bretagne. Sur les drogues, la France est en train de s'isoler au sein de l'Europe.