Souvent, dans l'argument prohibitionniste "ne par rajouter un autre fléau au fléau alcool", on entend que si c'était aujourd'hui, on ne referait pas une pareille erreur...
Pourtant la tradition, la mythologie classique garde trace d'anciennes tentatives de prohibition désastreuses, lors de l'introduction de la vigne aux portes de l'Europe, à travers la vie de Dionysos.
Voici deux versions de l'histoire de Lycurgue, roi mythique de Thrace, qui le premier refusa l'introduction de l'ivresse, l'inventeur sacrilège de la prohibition qui offense l'Olympe et les immortels.
Bien que ce soit la seconde version qui soit la plus confondante de sagesse et nous intéresse le plus, par sa symbolique philosophique et politique, voici déjà la plus ancienne, dans l'Iliade (seule référence à Dionysos dans l'Iliade) :
[C'est Diomède qui parle avant d'affronter Arès lui-même.] (...) Lycurgue même, le puissant fils de Dryas, n'a pas vécu longtemps, du jour qu'il a cherché querelle aux divinités célestes. N'avait-il pas un jour poursuivi les nourrices de Dionysos le Délirant sur le Nyseion sacré ? Toutes alors de jeter leurs thyrses à terre, sous l'aiguillon qui les poignait de Lycurgue meurtrier, tandis qu'éperdu Dionysos plongeait dans le flot marin, où Thétis le reçut, épouvanté, dans ses bras, tant la peur l'avait pris au son grondeur de l'homme. Mais contre celui-ci, les dieux qui vivent dans la joie alors s'indignèrent ; le fils de Cronos, en effet, en fit un aveugle ; et même ainsi, il ne vécut pas longtemps ; il était un objet d'horreur pour tous les immortels.
Lycurgue, frappé de folie, se mutila lui-même, puis fut écartelé par ses propres sujets.
Homère, Iliade, VI, v. 130-140
Le seconde, tirée de "la Bibliothèque d'Apollodore", compilation érudite sous forme de résumés d'une tradition orale à l'époque hellénistique, est comme un symbole de la prohibition moderne, où en chassant de manière impitoyable le dieu-produit, la substance, qui dut se réfugier dans les profondeurs, dans la clandestinité, c'est son propre fils, le consommateur, la jeunesse, qu'il mutila, qu'il tua, ce qui mena son pays à la ruine, jusqu'à une mort horrible et rédemptrice.
Livre III, 5, 1
[Après que Dionysos eut découvert la vigne, Héra le frappa de folie, et c'est ainsi qu'il erra à travers l'Égypte et la Syrie. Protée, roi d'Égypte, le premier l'accueillit. Il gagna ensuite le mont Cybèle, en Phrygie, où Rhéa le purifia, lui enseigna les rites d'initiation et lui donna son vêtement ; il traversa ensuite la Thrace et se dirigea vers l'Inde.]
Lycurgue, le fils de Dryas, et roi des Édones qui habitent sur les rives du fleuve Strymon, fut le premier à outrager Dionysos et à le chasser de son pays. Dionysos se réfugia alors dans la mer, auprès de Thétis, la fille de Nérée. Mais ses Bacchantes furent emprisonnées, ainsi que la multitude des Satyres de son cortège. Les Bacchantes furent aussitôt libérées, et Dionysos frappa Lycurgue de démence. Complètement fou, Lycurgue, persuadé de couper un sarment de vigne, atteignit de sa hache son fils Dryas, et le tua. Il lui avait déjà tranché toutes les extrémités, quand il recouvra la raison. Le pays fut frappé de stérilité, et le dieu prophétisa que la terre donnerait à nouveau des fruits si Lycurgue était mis à mort. Ayant entendu cela, les Édones le menèrent sur le mont Pangée et le ligotèrent ; ensuite, par la volonté de Dionysos, il fut mis en pièces par ses chevaux.
Le passage attribué à Homère est considéré comme l'un des plus récents de l'Iliade, Diomède le héros achéen est athénien, ses exploits sont la gloire d'Athènes à Troie, et la langue employée et pleine d'atticismes, assez éloignée par endroits du dialecte homérique (mélange de deux autres dialectes grecs d'Asie mineure). Ce serait un rajout de bon aloi des rhapsodes athéniens qui ont mis par écrit une tradition orale, comblant une lacune sur les dieux. Cela pour dire que, quoique rédigé plus tardivement, le texte d'Apollodore fait référence à une histoire peut-être plus ancienne et plus pure que celle transmise dans l'Iliade.
En tout cas, voilà de quoi contrer les élans lyriques des prohibitionnistes qui en appellent parfois à la sagesse antique…
Delenda prohibitio
Daimonax l'orgiaphante